Voilà la nuit tombée depuis plus d’une heure déjà. L’obscurité est quasi-complète, enveloppe presque tous les coins et recoins de l’école. La pleine lune n’y change pas grand-chose ; ses rayons ne donnent naissance qu’à quelques flaques de lumière blafarde que les ténèbres rongent avec une avidité croissant toujours plus au fil des heures. On y voit mal ou peu ; on n’entend pas beaucoup davantage. Mais le silence ne dérange pas tant Mi Rae ; les bruits qui viennent de temps à autre le rompre l’effraient bien plus. Le moindre croassement de corbeaux ou même le son de fracas la plus distant suffisent à la faire sursauter. Sa progression à travers les couloirs se poursuit cependant et la mène jusqu’à un corridor plus vaste, mieux éclairé. Son pas se presse pourtant ; il résonne avec encore plus de force sur le sol carrelé. Une œillade jetée à sa montre a provoqué cette accélération. Le couvre-feu pour les élèves « de jour » est passé depuis plus d’une vingtaine de minutes, et il ne reste plus qu’un quart d’heure de battement avant que les « autres » ne s’éveillent et prennent possession des lieux. En théorie, Mi Rae n’a rien contre eux. ; certains éveillent même sa curiosité un peu trop vive. Mais dans la pénombre, dans cette partie reculée de l’établissement, rien ne la rassure. Au détour de chaque couloir, de mauvais souvenirs l’assaillent, et la demoiselle se force à marcher plus vite comme pour les fuir.

« Yah… Mi Rae… pourquoi tu cours comme ça ? T’es sûre que tu pourrais pas rester un peu ? Je connais un endroit tranquille. On ne nous y trouvera ; de toutes manières, ils sont déjà bien trop occupé à surveiller les autres monstres. Si on manque à l’appel, je suis sûr que personne ne le remarquera. »
« J’avais dit qu’on devait être rentré à l’heure. Pourquoi tu m’as pas prévenue que… ? »
« Pourquoi… ? Hey… j’ai plusieurs raisons valables si tu veux savoir… »

Deux mains sur sa taille, un baiser le long de sa nuque. Il s’appelle Sasha. Ou Nikola. Mi Rae ne sait plus ; elle n’a jamais eu la mémoire des noms. Puis à dire vrai, ils ne se connaissent pas réellement ; certes, ils sont dans la même maison, dans la même classe. Mais les garçons qui approchent la jeune fille poussent rarement très loin la conversation et gardent les présentations brèves. Ils parlaient depuis à peine cinq minutes quand Sasha – ou Nikola – a jugé judicieux de laisser glisser la hanche de Mi Rae. La demoiselle ne saurait dire la plus navrant de l’histoire : que l’autre se soit permis un tel geste ou qu’elle-même n’ait même plus eu le réflexe de s’en offusquer. Le fait est que depuis qu’elle ne l’a pas repoussé, il paraît qu’ils sont « ensemble ». Cela ne la dérange pas plus que cela ; Sasha – ou Nikola – est parfois un peu trop audacieux , aime un peu trop l’attirer à l’écart afin de « se retrouver seul à seul ». Mais cela mis à part, il embrasse plutôt bien ; et surtout, il a ces épaules très larges. Quand il la prend dans ses bras, elle se sent comme réconfortée et rassurée… comme protégée. Et ce sentiment lui suffit.

« Alors t’es sûre que cet ‘endroit tranquille’ ne tente pas ? »

Il a déjà passé ses mains sous son chemisier et prolonge le baiser, et Mi Rae ne le repousse pas. Cela a déjà été précisé, mais Sasha – ou Nikola – embrasse plutôt bien. Cependant, la demoiselle ne se laisse pas davantage convaincre. Les étreintes de Monsieur lui procurent peut-être une sensation de sécurité, mais ce n’est jamais que momentané et provisoire. Au final, sa peur du noir et de ce qui peut s’y passer se révèle toujours la plus forte. Elle veut rejoindre les dortoirs où la présence du reste du groupe trompe ce que la solitude a de terrifiant, où sa veilleuse diffuse une petite lumière dans l’obscurité. Mi Rae s’apprête donc à formuler un nouveau refus quand des voix doucereuses retentissent :

« Alors, mes petits, on joue les amoureux transis ? »
« C’est charmant comme spectacle. Vous savez quelle touche manque ? Quelques gouttes de sang. Un peu de rouge, et tout serait parfait. »

La tétanie est immédiate. Tous ses membres se figent, et elle n’ose plus esquisser le moindre mouvement. Même inspirer et expirer semblent des gestes trop brusques, trop dangereux. La peur a les manifestations les plus diverses et variées ; ce n’est que sous son empire que les différences d’individu à individu apparaissent avec le plus d’acuité. Certains pleurent ; certains crient. Chez Mi Rae, c’est une paralysie complète qui survient. Les effets de la crainte sur Sasha – ou Nikola – sont bien plus vifs et poussent à la fuite ; d’un geste sec, le jeune homme repousse vivement les mains de Mi Rae agrippées au col de sa chemise et prend ses jambes à son cou.

« Et bien, ma jolie, apparemment, on n’est plus que trois. »
« Ton copain, il n’a pas l’air très drôle. Si j’étais toi, je le quitterais dès demain. »
« … enfin, en même temps, on n’est pas sûr que tu seras encore là demain. »

L’espace d’un instant, Mi Rae suppose qu’elle devrait crier – avec un peu de chance, il ne faudrait pas davantage pour que quelqu’un vienne à son secours. Armée de ce dessein plein de bon sens, la demoiselle entrouvre même les lèvres afin de donner de la voix. Mais aucun son ne s’élève ; plusieurs secondes s’écoulent même, et la jeune fille demeure désespérément silencieuse. Pire même ; plus elle y met d’acharnement, plus sa gorge semble se nouer et se serrer. Bientôt, une sensation d’étouffement s’empare d’elle – voilà qu’elle éprouve des difficultés à respirer ; son souffle se tarit, sa poitrine se soulève à peine. La paralysie n’est toutefois pas complète : quand l’un des deux inconnues fait glisser lentement un doigt glacé le long de sa nuque à elle, d’incontrôlables frissons se propagent dans tout son corps. Ses genoux tremblent tellement qu’ils sont sur le point de céder. Soudain, l’autre se montre plus entreprenant et se saisit de sa taille. La brusquerie du geste ramène Mi Rae à la réalité, et dans un dernier élan, ses jambes se meuvent finalement dans la ferme intention de fuir. Malheureusement, deux bras viennent encercler ses épaules et l’immobiliser à nouveau.

« Tsst… Tu trouves qu’on est pas bien, là ? »
« Oui, où est-ce que tu cours comme cela ? C’est l’heure du dîner ; on ne fait pas faux-bond quand un festin se prépare. Ah là, là. Mauvaise fille va. »

Sous le coup de la terreur, ses yeux se sont clos, la réduisant à une cécité momentanément. Un sourd engourdissement enveloppe peu à peu tous ses membres si bien que la brise nocturne semble à peine effleurer sa peau. Mi Rae ne voit plus rien, Mi Rae ne sent plus rien. Elle entend cependant. Ces deux voix mielleuses… la jeune fille ne perçoit plus que celles-ci ; elles la hantent, la traquent et la noient dans un flot de paroles doucereuses. Puis soudain…

* * *

« Où tu vas ? »
« Ca te regarde pas… »
« Yah… le surveillant va revenir. »
« Pour l’instant, il est occupé. Si l’on sen va, c’est à peine s’il s’en apercevra. Tu fais comme tu veux, mais moi, j’ai pas toute ma soirée. Après si tu n’as rien de mieux à faire… »

Mi Rae était une Belka. Sous toutes conditions, les Belkas se montraient sages comme des images. Les défauts ne leurs manquaient point, mais on ne pouvait guère le leur reprocher –leur bonne volonté se révélait telle que bien souvent elle compensait toutes les erreurs qu’ils pouvaient commettre. C’était pourquoi, en salle de retenue, les membres de cette maison ne faisaient guère légions. A chaque bêtise dans laquelle trempait l’un des écureuils, il se trouvait toujours quelque circonstance atténuante pour l’excuser ou amoindrir son crime. Du moins… était-ce généralement le cas. Car, en l’occurrence, aucun prétexte n’avait pu éviter à Mi Rae les heures de colles qu’un enseignant lui avait assignées, après l’avoir trouvé dans un placard à balai, en compagnie de Sasha. Ou Nikola.

« Alors tu décides quoi ? »

Même si la jeune femme ne se comportait guère en élève modèle, cela ne signifiait pas pour autant que contrevenir au règlement faisait partie de ses passe-temps favoris. Les infractions auxquelles elle se laissait parfois aller n’étaient bien souvent que conséquence de son inadvertance. Se trouver punie ce soir-là la peinait déjà bien assez ; risquer un nouveau rappel à l’ordre ne la tentait guère. Elle mit donc un certain temps à répondre ; quand elle se décida finalement, elle s’aperçut qu’Evan ne l’avait pas attendue davantage et avait passer la porte sans un regard en arrière. Une dernière moue hésitante, une profonde inspiration, et la demoiselle se résolut enfin à le suivre.

* * *

Quand Mi Rae ouvre les yeux, elle le reconnaît immédiatement. Le voir n’est en fait même pas nécessaire ; le son de sa voix le distingue déjà bien assez. Il en émane une telle assurance qu’elle ne peut raisonnablement appartenir qu’à lui. Néanmoins, la surprise ne tarde pas à se peindre sur le visage de la demoiselle. Elle ne pensait pas le rencontrer à nouveau. Les deux autres partagent son étonnement, mais le spectre de leurs réactions s’avère parfaitement divergent. Un des vampires fait un pas en arrière, visiblement refroidi par les menaces que Evan vient de prononcer. L’autre, au contraire, resserre l’emprise qu’il a sur Mi Rae – un sourire sans joie tord ses lèvres, tandis qu’il lève le menton en signe de défi.

]« Qu’est-ce qu’il y a, Wang ? Toi aussi, tu veux ta part du gibier ? Si tu insistes, on peut régler cela – tu m’as l’air assez doué pour faire la morale. Reste à voir si tu te bats aussi bien que tu parles.»

* * *

C’était au moment de la relève, à l’heure à laquelle l’école était la plus animée. Les élèves de jour rentraient dans leurs dortoirs, tandis que ceux de nuit prenaient peu à peu possession des lieux. Mi Rae suivait distraitement des filles de sa classe quand elle l’avait croisé. Lui, le garçon de l’autre soir. Un sourire passa sur ses lèvres, et sa main s’éleva légèrement afin de lui adresse un signe discret. Il la dépassa sans lui accorder la moindre attention. Blessée, déçue… une fois encore, elle n’était qu’un fardeau dont on voulait se débarrasser.

* * *

Ce n’est que lorsque le vampire fait un pas en direction d’Evan que Mi Rae retrouve l’usage de la parole.

« Laissez-le. Cela ne le concerne pas. »