Une embrouille de trop et c’est le moral qui flanche.
On se croit au dessus de nos affaires, on croit pouvoir continuer longtemps sans afficher aucune émotion, on croit se leurrer en pensant que les coups bas et les insultes ne font pas mal, ou alors ne font plus mal. Pourtant, rares sont les personnes qui arrivent à feindre une parfaite indifférence. On y arrive un instant puis, ça craque. Pour plusieurs raisons. Trop plein d’émotions, orgueil qui prend trop de coups, martelage à répétitions… Parfois c’est tout en même temps. Dans tous les cas, l’indifférence qu’on aurait tant voulu avoir s’envole, part vers d’autres cieux, nous laissant pauvres et désemparés alors que l’on est emporté par le torrent des émotions refoulées avec comme seul désir de pouvoir s’accrocher à une pierre et attendre que le courant devienne moins fort.

Ji Eun n’avait aucune, mais aucune idée qu’elle allait vivre ce genre de situation. Elle qui jusque là ne s’était pas fait prendre dans ce genre de pièges futiles allait découvrir que l’on avait retiré son masque et goûté à la liberté, il était difficile de le remettre sur son nez et de faire comme si de rien n’était. La nuit qu’elle avait passée avec Alexsy sur le lac, à parler d’amour et de ses travers, l’avait profondément marqué, plus qu’elle ne voulait le croire, manifestement. Elle était pourtant bien loin de se douter que tout ce qu’ils avaient pu échanger cette nuit là allait lui rester en tête. Et maintenant elle se disait, alors qu’elle courait dans les couloirs à toute vitesse pour retrouver le confort douillet de sa chambre, de son cocon, que cette discussion n’était peut-être pas arrivée pour un rien.

Cette journée là avait commencé comme toutes les autres. Elle avait ouvert les yeux, s’était demandé comme à chaque fois où elle pouvait bien se trouver, et finalement s’était souvenue qu’ils avaient depuis longtemps quitté Akiwa. Ce n’était pas nouveau et pourtant, chaque jour elle avait l’impression d’être désorientée. La brunette s’était redressée sur ses coudes pour découvrir que toutes ses colocataires étaient soit absentes ou endormies, la chambre dans un silence presque religieux. C’était le mot d’ordre, compte tenu du fait qu’il y avait des étudiantes possédant l’horaire de jour et d’autres possédant l’horaire de nuit dans leur chambre. Leur chambre était donc un lieu de recueil et de sommeil, plus que d’autres chambres, évidemment. Posant doucement ses pieds à terre avec la plus grande délicatesse, par respect avec les filles avec lesquelles elle partageait son sanctuaire de paix, elle finit par se lever. En général, leur chambre était plutôt tranquille, chose que Ji Eun appréciait beaucoup. Il pouvait y avoir une tornade à l’extérieur, une bataille, un cataclysme, il n’y avait dans cette chambre qu’une ambiance apaisante. L’étudiante appréciait par-dessus tout ce respect mutuel du sommeil des autres qu’on ne retrouvait pas nécessairement dans toutes les autres chambres du dortoir. Des colocataires pas trop envahissantes qui savaient faire la différence entre chambre et terrain de jeu, même si cette piaule avait été le théâtre de quelques situations cocasses. Bref revenons à nos moutons, Ji Eun était maintenant debout et s’apprêtait à entamer une journée assez vague. Elle ne savait pas trop ce qu’elle allait faire mais allait bien trouver. Peut-être allait-elle étudier, ce serait une idée. En y réfléchissant, elle enfila des vêtements sans trop se casser la tête sur le choix et sortit rapidement de sa chambre. Celle-ci ayant beau être parfaite lorsqu’il s’agissait de dormir, il était indéniable qu’on s’y ennuyait bien vite lorsqu’on était pleinement éveillée.

La journée venait à peine de commencer lorsqu’elle se mit à tourner au vinaigre. En fait, elle avait passé une partie de l’après-midi à errer à la recherche de quelque chose à faire. L’étudiante à la chevelure brune avait eu quelques discussions avec quelques personnes, mais rien de significatif et de bien constructif, malheureusement.

Et voilà, bien évidemment, la querelle qui était venu tout chambouler. Vous devinez bien avec qui. Bien entendu, c’avait été aussi percutant que les fois précédentes, elle n’allait tout de même pas se laisser marcher sur les pieds. Pourtant, ce même s’ils avaient eu d’innombrables engueulades auparavant, elle avait été blessée par certaines de ses paroles.

Le choc avait été presque instantané. Sitôt la querelle finie, sitôt elle avait attendu qu’il s’éloigne avant de partir d’un pas rapide vers un endroit où personne ne pourrait la voir alors qu’elle avait de la difficulté à contenir les larmes qui perlaient au coin de ses yeux. Embarrassée, honteuse, elle se cachait le visage avec une de ses mains, écartant tout de même les doigts pour voir sensiblement où elle se dirigeait. Étonnant tout de même de voir Ji Eun – la Ji Eun – marcher tête basse d’un pas beaucoup trop rapide pour être naturel. Les questions semblaient se multiplier dans son esprit, si bien que celui-ci était aussi embrouillé que sa vision. Comment se faisait-il qu’elle n’était pas capable de faire comme si de rien n’était? Avait-elle vu au-delà de l’ennemi qu’elle s’était fait le jour où leur relation avait pris fin? Avait-elle pris conscience de la stupidité de ses actes? Avait-elle seulement une conscience? Qu’est-ce qui justifiait le fait que ce jour là précisément elle n’eût pas été en mesure d’affronter convenablement les propos de son ex? Un frisson lui parcouru l’échine alors qu’elle continuait d’avancer et elle ferma les yeux pour essayer de balayer les larmes qui se frayaient un chemin sinueux jusqu’à ses joues.

Et voilà, retour au point de départ, son pas rapide se changeant graduellement en course, puisqu’elle n’était plus capable de contenir sa frustration, son malaise, sa honte. Pourtant, au détour d’un couloir, trop pressée de regagner sa chambre, elle percuta quelqu’un, ce qui la força à s’arrêter.

« Ahem, commença-t-elle d’une voix sans conviction, croyant avoir affaire à un élève. Tu n’as rien vu, d’accord? Tu bouge de là et tu fais comme si t’avais rien vu— »

Elle s’interrompit brusquement en levant le regard et en reconnaissant Andy. Aussitôt, elle pinça les lèvres et le fixa, les yeux écarquillés, hésitant un moment avant de passer son pouce sur le coin de ses yeux. Pourtant, ceux-ci étaient encore brillants d’une peine qui n’avait pas été extériorisée, malheureusement pour sa subtilité. L’étudiante déglutit et se reprit aussitôt, retrouvant le vouvoiement qu’elle avait toujours adopté en la présence du professeur.

« Ahh euhh, pardon, je vous ai pris pour quelqu’un d’autre, veuillez m’excuser. »

Elle aurait voulu partir et continuer sa course et pourtant, elle se sentait clouée sur place. Peut-être son attitude d’élève modèle la forçait-elle à attendre l’approbation de son supérieur avant de s’envoler vers d’autres cieux.
Car même les oiseaux se cachent pour pleurer.